Tous les soirs sans fin

Le Mouton s’est essoufflé. Cannes n’avait plus grand intérêt. Mais il fallait bien en finir.

Revenir

J’avais abandonné la lubie de l’écrire quotidiennement. Il en reste quelques miettes, comme ce paragraphe, écrit sur le chemin du retour.

Revenir de Cannes. C’est le voyage le plus étrange qui soit. Une descente de mine, un retour de bâton, une soudaine rechute dont la rudesse laisse deux ou trois griffures. On a fait là-bas des rencontres qui n’en sont pas. On s’y est épuisé dans ce que l’on n’est pas – buvant jusqu’à la lie une poignée d’identités fantasmées. Et puis le train entre en gare, on quitte la cohue et, sur les rails, Nina Simone nous rappelle à la raison. La vie n’a pas changé. Elle nous a juste fatigué un peu plus. Elle reprend ses droits.

Cannes, la nuit

Un peu plus tôt, le dernier mercredi je crois, je m’essayais laborieusement à une synthèse de la présence américaine à Cannes.

Rien ne va plus. Il arrive un jour, à Cannes, où Cannes devient insupportable. C’est chose faite. Il n’y a donc rien d’intéressant à en dire.

J’ai pu observer, depuis ma vigie critique, une certaine tendance du jeune cinéma américain. Responsable de la zone au sein du comité de sélection de la Semaine, j’ai constaté trois grandes lignes de force : la chronique adolescente, les affres du couple trentenaire, l’americana auteurisant. Ces trois traits sont représentés à Cannes, dans les trois sections : The Myth of the American Sleepover (Semaine de la Critique), Blue Valentine (Un Certain regard) et Two Gates of Sleep (Quinzaine des réalisateurs). Une certaine lucidité, mâtinée de mauvaise foi, me fait préférer le premier. Il faut dire que ce teen movie mélancolique, par sa modestie même, est l’un des meilleurs films vus à Cannes. Il en remontre à beaucoup par sa simplicité. The Myth…, c’est un peu American Graffiti filmé avec le cœur de John Hughes. Je sais que le film a fait mouche. Un cinéaste est né, comme on dit dans les journaux bien informés.

The Myth of the American Sleepover

Blue Valentine est un peu plus foutraque et n’a aucun sens véritable de la mise en scène. Au classicisme vaporeux de The Myth…, il oppose un fourre-tout numérique, le réalisateur découvrant de toute évidence les nouvelles fonctionnalités de sa caméra. Le film est une espèce de Voyage à deux mal fagoté. On suit le déchirement d’un couple entrecoupé par les flashs back de leur rencontre. On passe ainsi du mélodrame à la Cassavetes à la comédie romantique traditionnelle. Je dois à la vérité cannoise de dire que Blue Valentine ne me dégoute pas complètement. Certaines scènes, par leur justesse de ton et le jeu de ses acteurs, fonctionnent très bien. L’épuisement déphasé me dicte ce genre de commentaires : « ça parle à un type aussi paumé que moi ».

Blue Valentine

Quant à Two Gates of Sleep, il n’a pas eu l’écho escompté, pliant sous le poids des références qu’on lui a collées (Malick & Co). J’entends certains commentaires. C’est en effet une drôle de tendance qui, finalement, détermine une certaine « européanisation » du style hollywoodien. Les nouveaux venus, héritiers anarchiques de grands testaments esthétiques, filment selon l’idée qu’ils se font du cinéma européen – patrie symbolique des « auteurs ». Ce qui leur fait parfois manquer l’essentiel – la chair, le sang, le sperme, toutes les humeurs fondamentales de l’art inspiré.

Les jours d’après

Écrire, dans le brouillard des jours d’après, est assez dérisoire. Mais l’inactualité a du bon.

Cannes et son palmarès ont fait couler l’encre habituelle. Les critiques de profession se sont publiquement écharpés, qui faisant beau marché de Figaro, qui faisant reluire son nombril apichatpontex (par ce jeu de mots ras du front, j’ajoute ma suffisante contribution aux galéjades pleines d’esprit qui partout ont fleuri). Voilà quelques gladiateurs endimanchés qui combattent sans public, avec la virilité approximative des deux écrivains se roulant dans la boue à la fin de Tamara Drewe. Qu’on lance le troupeau de vaches.

Kirsten's Ghost

Je dois à la vérité de dire que ces cuistres potins m’indisposent. Alors je ne me mêlerais pas à ces expertises verbeuses – bien que j’eusse pas mal de choses à dire. La mémoire a ce défaut de changer ces jours usés en souvenirs étrangers, comme s’ils étaient ceux d’un autres. Il n’y a que des Réplicants, à Cannes. Il y a bien sûr des choses qui me reviennent. Mais l’envie d’en parler m’est passée. Je pourrais bien entendu, affichant un certain dandysme aviné, faire mon Pérec à la manque. Je me souviens avoir bu plusieurs verres de tequila avec une jeune actrice d’Oklahoma à la santé du « french sleepover ». Je me souviens avoir croisé l’un de mes maîtres à dépenser, Philippe Garnier, et de lui avoir parlé en deux temps trois mouvements de Pierre Chenal, de René Clair et de Malibu. Je me souviens avoir eu beaucoup de mal à traduire le « vietnamese english » de Phang Dang Di, réalisateur du formidable Bi, n’aie pas peur. Je me souviens avoir dansé un pogo avec le réalisateur de Sandcastle (ceux qui ont vu le film comprendront l’incongruité sotte de la situation). Je me souviens avoir longtemps parlé de football avec le fils d’Isabelle H, au milieu de la nuit et de la foule hirsute d’un Baron où je n’avais pas ma place. Je me souviens avoir été déçu par Kirsten Dunst. Je me souviens ne pas m’être souvenu de grand-chose le lendemain de l’« ultima noche » de la Semaine. Et puis, je me souviens de choses plus essentielles, et qui n’apparaîtront pas ici.

Phang Dang Di

C’était la Dolce Vita

Tout le monde connaît l’étroite rudesse de l’insomnie. Ces moments assez revêches où l’on se retrouve seul avec soi-même – « dans le noir », comme ils disent. Le crâne s’encombre vite des choses passées que l’on regrette et des choses à venir qui nous guettent. Dans ces cas-là, ni une ni deux, je me lève et je regarde un film. Le choix s’opère dans la semi-conscience de l’insomniaque, assez proche parfois de l’intuition solennelle d’une Pythie. C’est comme si ce qui vous empêchait de dormir allait trouver son origine, sa résolution ou son approfondissement dans le film que spontanément vous allez voir. C’est au fond de ces miroirs insolites que l’on retrouve le sommeil. Je sais, ça sent le Chateaubriand. Mais la nuit prête à ce genre de réflexions romantiques.

Vous donner quelques exemples de ces rencontres nocturnes serait vous raconter ma vie (l’effet pervers du blog qui expose les journaux dits « intimes »). Mais il se trouve que j’ai revu, dans ces conditions particulières, La Dolce Vita. Je ne l’avais vu qu’une seule fois, il y a presque quinze ans, mais je me souvenais de chaque plan. Ce que je n’avais pas prévu, c’est de me reconnaître aussi bien dans Marcello. En fait, de reconnaître tous les types dans mon genre – écrivaillons de cinéma, pigistes ingénus, midinettes repenties – qui arpentent les festivals du monde entier. Il n’y avait aucune espèce de plaisir et aucune gloire à tirer de cette molle identification – pourtant claire comme de l’eau de roche. Marcello n’est pas un type très fréquentable, plutôt un raté un peu lâche, un coureur de jupons au souffle court, un homme tellement de son époque qu’il croit la survoler (il apparaît dans un hélicoptère). On a glosé à n’en plus finir sur La Dolce Vita, devenu le pré carré de quelques vétérans repus. Accueilli comme le film d’un renégat dissolu, il s’est avéré celui d’un moraliste érotomane. Fellini ne babille pas dans la fange, il dresse un tableau assez baroque de la fameuse décadence d’une faune romaine rongée par l’ennui. Et oui, ça annonce toutes les sociétés à venir : de consommation, du spectacle, du téléréalisme (mais il y a une certaine impudeur à réduire les films à des abrégés de sociologie). La comparaison avec Cannes, où le film est né, est assez facile : les « paparazzi » poursuivant la star de cinéma, les fêtes où l’on s’épuise à ne pas être soi, la Croisette version vulgaire de la Via Veneto. Et au milieu de tout ça, Marcello, ténia ordinaire des ventres mous, Thésée mélancolique d’un labyrinthe sans issue.

Marcello est un écrivain désœuvré qui gagne sa vie dans de pipoles gazettes. Il aime les femmes fuyantes et fuit celle qui l’embastille au foyer. Marcello est un irrésolu au bel esprit, une petite frappe sans épaisseur, un dépressif à retardement. Il ne faut pas le voir comme un personnage fitzgéraldien, même si quelque beauté s’élève de ces virées de Sisyphe. Cette beauté, assez convulsive, se trouve bien sûr dans la mise en scène. Elle se devine à travers ses rencontres féminines. Quatre femmes déterminent un monde qui s’effrite, mais dont elles sont, malgré tout, les quatre coins. Il y a d’abord Anita Ekberg, la star canonique. Marcello aimerait connaître la femme – selon les codes traditionnels du cinéma psychologique -, elle s’obstine à n’être qu’une image. Ses baisers sont consubstantiellement « de cinéma ». Il y a Anouk Aimée, la maman qui se rêve putain. Elle donne lieu à l’une des plus belles scènes du film, celle où elle confesse son amour, grâce à un système acoustique presque magique : elle n’est plus qu’une voix, que l’expérience du corps finit par contredire. Il y a cette jeune fille simple, rencontrée au bord de la plage, dans un restaurant où il tente de redevenir l’écrivain qu’il n’a jamais été. C’est aussi le dernier visage du film, qui énigmatiquement nous sourit. Marcello, au bout de la nuit, ne l’entend pas. Elle aussi, n’est qu’une image. Et puis il y a la femme, celle qui veut un foyer, celle qui veut l’aimer pour ce qu’il est : elle parle trop et son image n’est qu’un cliché sans avenir.

C’est donc dans cette discordance de l’image féminine que réside la beauté d’un personnage qui ne devient beau qu’en refusant cette beauté-là (ou parce que la beauté se refuse à lui). Anita est une chair qui se résorbe dans sa propre image ; Anouk sépare la vérité de sa voix des actes de son corps, elle « démonte » le son et l’image ; l’ « épouse » souffre de n’aspirer qu’aux clichés matrimoniaux qui hérissent le poil du noceur ; la jeune fille, la seule qui sache habiter l’image, ne peut s’exprimer dans le vacarme narcissique où croupit Marcello. A quoi se résume l’amour, pour lui, sinon à écouter sans voir et à voir sans écouter. La douceur de vivre n’est qu’un faux miracle.

L'ombre de Marcello

Je me retrouve maintenant sur la plage. D’autres appellent ça la vraie vie. D’autres encore le « principe de réalité ». Tous les films se terminent sur la plage, ceux de Fellini, de Ferreri ou de Kitano. La vie, c’est du ressac, rien de plus. De jeunes filles ont beau vous faire signe, au loin, vous n’entendez rien. Le bruit de la mer couvre tout. C’est le petit matin. La nuit fut longue. Mais vous tournez les talons devant l’avenir qui, paraît-il, vous sourit. Après Cannes, une fois l’euphorie retombée et les journaux imprimés, il ne reste plus que ça : votre fatigue et un gros poisson échoué sur la plage.

Depuis, tous les soirs sur ma Vespa, je suis Marcello. Un homme entre deux eaux.

TWO GATES OF SLEEP // Interview

J’aime beaucoup Two Gates of Sleep. Mais ça, tout le monde sera d’accord pour s’en foutre. Je me souviens l’avoir vu au bout d’une longue nuit de sélection, descendant une longue pile de DVD. Le film m’avait alors fasciné, surtout après avoir vu un bon nombre de daubes sous-hollywoodiennes. Two Gates of Sleep n’est peut-être pas sans défaut. Certains lui reprocheront un certain nombrilisme esthétique, voire la vanité de son sujet. Les échos cannois sont mitigés. Mais il y a, comme dirait Jean-Michel Frodon, ou Elise Chassaing, des vrais plans de cinéma dedans. Alors voici un petit entretien avec son jeune réalisateur Alistair Banks Griffin, dont c’est le premier film. Vous ne m’en voudrez pas de ne pas prendre le temps de le traduire.

Qui était Alistair Banks Griffin avant Two Gates of Sleep ?

I feel like I have lived so many lives before now and it is a odd thing to wonder if you become a filmmaker only after making a film or if you were always intending to, then were you always one…? I worked a great deal in the New York art world prior to TGOS producing and photographing various projects for other artists as well as working as an artist’s assistant. A few years ago I co-founded, with Julia Trotta, a gallery in Chelsea to expose up and coming installation artists, painters and sculptors called Fake Estate. Other than that, essentially doing any work I could find while piecing together my film projects.

Êtes vous un vrai « movie brat » ?

Haha, maybe not quite a brat, but certainly close to being an annoying step-child. I find that I tend to watch the same 10 or 15 films over and over again. I make a point of being very selective about what I see wether it is a big Hollywood blockbuster or a small art film. I find it is very easy to get over saturated by seeing too many films that you can miss what is so extraordinarily special about a select few. That said, it has been very difficult to watch other films during the past year while making one. I think this may be the same for many directors, once you are mired in technical aspects thats all you can see in other films and it is hard to watch them objectively. The best film I have seen lately was an incredible experimental documentary called Sweetgrass.

Two Gates of Sleep fait montre d’un très grand sens du paysage et de la nature. Quoiqu’il s’agisse d’un voyage assez personnel, on pense en le voyant à Malick, au Voyage au bout de l’enfer (l’ouverture rappelle les magnifiques scènes de chasse de la seconde partie du film de Cimino), Délivrance, etc. ainsi que la longue tradition des romanciers américains. Parlez-moi de vos sources d’inspiration ?

Certainly Malick, Cimino and Boorman are big influences as well as William Faulkner and Cormac McCarthy, but I was more interested in creating a dialogue with a larger classical tradition of ancient storytelling and imagery. Tarkovsky always spoke about why he choose such specific pieces of Baroque and Classical music for his films and I think he believed that it was crucial for him to use that music to connect to the past, making a specific chain of meaning or acknowledgment of his place in the cannon of art making. From the beginning, I wanted to craft the film in the tradition of Memento mori art. I was very interested in Vanitas paintings from the 16th and 17th century. These paintings were crafted usually as still life and meant as a reminder of the transience of life, the futility of pleasure, and the certainty of death. The Ars moriendi (Art of Dying) was also a point of interest. Paul Schrader’s thesis text « Transcendental Style In Film » became something of an road map for me in terms of the themes and style I wanted to experiment with. In his work, he managed to pinpoint the most crucial aspects of this neich style of cinema perpetrated by Carl Theodor Dreyer, Ozu and Bresson and contextualized it in the cannon of art, spiritual or otherwise. The french conceptual artist Pierre Huygue was also a special influence. The list is endless…

Although you tend to throw a lot of things out the window as you are working it is really fascinating to go back and look at these things once you are finished to see how close or far away you got from them in the process.

Parlez-moi de votre méthode de travail… Est-ce que vous vous appuyez sur un scénario détaillé ? est-ce que vous croyez en la « vérité du tournage » ?

If you put a camera down and turn it on, there is inherently going to be something truthful happening by the nature of the technology. I believe in building the mis-en-scene from the ground up, every element in the frame must push or add to what you are attempting to get across without being obvious. You must have an environment in which to have options to select your frame and be able to improvise as a director. Making storyboards and mapping out every aspect of what you are doing can be restrictive. I try to go into each setup with the hope of accident. This can only happen if you create an environment where things can breath and people are relaxed enough to feel its ok to push the boundaries.

In terms of performance, I was very interested in creating stylized performances by channeling certain aspects of a deconstructionist method. On set, we were constantly trying to restrain all body movements and facial expressions. There is very little dialogue in the film and it is a normal reaction for an actor to emote more to compensate for this. By restricting that reaction, something far more interesting and mysterious came out. I was also very interested in using the environment to create difficult physical scenarios to essentially make the actors move away from the artifice of acting and into a place of actual struggle.

I am a big believer that it is important when making work that you are choosing a medium that can only work for that medium specifically. There are novels that can only exist as novels and plays that could only exist on stage, never could these things work in film or as video art or something.

Two Gates of Sleep est à la fois réaliste et « mythologique », tout en ayant une grande force dramatique. Comment définiriez-vous votre style ?

I was definitely interested in trying capture something between a waking dream, or the moment of transience while dying or perhaps being born. There are a great deal of references to classical mythological elements in the story telling that I tried to keep reserved. I set out to make a specifically American film that bridged a bit of the style that has been coming out of contemporary European, Argentinean and Mexican art cinema over the last 10 years, but I feel like style is only something that can be properly defined after a larger body of work has been made.

Qu’attendez-vous du cinéma ?

Without trying to sound trite, I think it is crucial that cinema (or any art form) ask more questions than it answers. Cinema is such a unique medium in the range of artistic forms in that it brings all mediums together under one roof. Many films these days are lacking mystery in their full execution. I think the crucial element for strong art is that there to be uncertainly and a strong range of different interpretations and that there is always debate. The best films are the ones you need to watch over and over to grasp all that is happening in them. What I expect most from cinema is to have a completely engrossing, visceral experience.

La question habituelle : êtes-vous heureux d’être à Cannes ?

When I knew I wanted to become a filmmaker, I specifically avoided ever coming to Cannes on the hope that one day I could experience it for the first time with a film in the festival. I am so thrilled and honored to be here. It is the most special experience a filmmaker could have.

Qui est in, qui est out

Ce qui devait arriver est arrivé. Ce blog agonise, le mouton étouffe, écrasé par les nuits trop courtes, les films trop nombreux, les fêtes trop arrosées. Les événements se précipitent, j’emboîte leur pas les yeux cernés, je n’arrive pas à suivre. Le Festival est un rush d’héroïne dont on ne descend jamais. Une excitation perpétuelle – et souvent futile – vous attrape par le col, pour ne plus vous lâcher. On dort plus dans les salles que dans son lit. Une armée de morts s’écoule par flots entiers dans les travées du Palais, sous la lumière crue d’un soleil revenu, le pas de ces postmodernes damnés se zombifie, le teint se pare d’un blafard plutôt glamour. A Cannes, les hommes forment une seule et même île où plus rien ne compte que l’heure de la prochaine séance, le portable de l’attaché de presse, les invitations pour la soirée, les seins de Sophie Marceau. Rien ne pénètre cette bulle de manière suffisamment sérieuse pour en troubler la folle croisière. Je suis moi-même dans un état second, proche de l’hypnose. Comme dans les Fleurs bleues de Queneau, je ne sais plus si c’est moi qui rêve les films, ou si ce sont les films qui rêvent de moi. Une doucereuse confusion accuse chacun de mes gestes – dont la variété est assez réduite. Je suis mort sans le savoir. C’est plutôt agréable, finalement, de ne plus avoir la corvée d’être soi.

La journée Quinzaine de la Semaine

L'acteur principal de RUBBER

En 2010 – lisez la presse – la Semaine de la Critique semble être devenue « the place to be », comme disent les agités du Baron. Les murs sont tombés. Les cloisons ont volé en éclats. Les critiques de Libé, du Monde, des Inrocks, des Cahiers, semblent avoir retrouvé leur GPS, surpris et presque honteux de kiffer le Miramar. Même les blogueurs somnambuliques de Chronic’Art se mêlent à la foule bigarrée de ce nouveau lieu branché de la Croisette. Samedi dernier fut un peu la journée « Quinzaine » de la Semaine, selon un vocabulaire désormais caduque et des repères frelatés. Au programme, Belle épine de Rebecca Zlotowski et Rubber de Quentin Dupieux. Deux films catalogués « Quinzaine », dans le jargon local. De telles distinctions n’ont plus lieu d’être. Les films existent où ils veulent. Le Rubber de Dupieux était clairement l’événement à ne pas manquer – quoi qu’on pense du film au final. Il fallait en être, avoir vu ça, s’afficher un pneu autour du cou, préparer le meilleur jeu de mots pour les titres du lendemain (un film gonflé, Dupneu fait fausse route, etc.). Ce soir-là, la Semaine accomplit sa mue pendant la fête « Rubber » : assis sur un pneu gonflable, un cigare à la main, une coupe dans l’autre, un collègue et moi goutions hilares cette éphémère branchitude. Les jours suivants ont confirmé ce regain d’intérêt, avec le documentaire danois Armadillo ou le teen-movie mélancolique de l’Américain David Robert Mitchell, The Myth of the American Sleepover. Nous n’avons fait que choisir ces films. Ils nous ont élu les rois très provisoires d’un monde en déhiscence.

Hier soir, la fête de la Semaine en a consacré l’artificiel couronnement.

La belle équipe

Rebecca Zlotowski

Travailler au comité de sélection de la Semaine de la Critique vous donne une chance incroyable, celle d’accompagner l’équipe des films, au gré des différentes projections. Même modestement, il s’agit de passer à l’action, de parfois mettre sa peau sur la table, pour défendre les films auxquels on a cru, dans l’étroitesse parisienne. Je suivais donc le sublime (mais oui, faisons fi des ratiocineurs moralistes, des fines bouches informées ou des vétérans circonspects) Belle épine. Le film, fût-il imparfait aux yeux des experts du bon goût, a la fulgurance du poème rimbaldien. Il associe le film dit d’auteur au film de genre. Comme si, pour le dire vite, Sautet rencontrait Carpenter ou Pialat, Tourneur. Cet entre-deux n’est pas celui de l’hésitation, mais celui de la frontière, du passage, de la métamorphose. Belle épine travaille le génie des lieux comme des signes plus ou moins cryptés de la vie intérieure de son personnage principal, incarné par Léa Seydoux qui trouve là son plus beau rôle. Il nous dit une chose : l’adolescence et le deuil sont de même nature – tous deux n’éclosent que de leur propre disparition (ils sont cette disparition à l’œuvre : la mise en scène en suit alors le rythme et l’humeur).

Il faudrait en dire plus et mieux sur ce film. Je n’en avais pas le temps pour sa présentation au public. Si je suis rôdé à ce genre de parade anonyme, je n’en demeurais pas moins sur les nerfs, pour ce dépucelage cannois. Rebecca Zlotowski est une jeune femme dont la détermination impressionne, séduisant dès le premier abord ceux-là qui frétillent dans son sillage. Si la réalisatrice n’en mène pas large avant la première projection publique d’un film bouclé quatre jours plus tôt, je ressens moi-même, toutes proportions gardées, une angoisse assez violente pendant la projection. Il y a un drôle d’égoïsme de sélectionneur à s’approprier ainsi l’œuvre des autres. Dans l’ensemble, le film est très bien reçu. Pour avoir passé deux jours avec cette belle équipe, leur solidarité fait plaisir à voir, elle dégage une force à la fois sereine et vénéneuse. Le lendemain, nous filons à Valbonne, avec Rebecca, Léa et Anna (oui, je sais, la vie est dure parfois, il faut beaucoup d’abnégation pour en affronter les nombreuses ténèbres ou les obstacles sévères). Premier test – concluant – auprès d’un « vrai » public. Les deux actrices sont visiblement heureuses de défendre un film qui leur tient à cœur. Chacune y raconte l’histoire à la fois particulière et universelle de l’adolescence. Léa Seydoux laisse apparaître une fantaisie subtile que je ne lui connaissais pas. Anna Sigalevitch, pétillante actrice au charme limpide, éclaire nos lanternes sur la « fabrication » de son personnage. Quant à Rebecca Zlotowski, la clarté réfléchie de ses réponses ajoute au plaisir évident qu’ont pris au film les spectateurs. Loin du Big Barnum, nous prenons un bol d’air et quelques verres de vin. Drôle d’impression de se rencontrer vraiment. Tout arrive.

Léa Seydoux

Je n’ai plus le temps de penser, encore moins celui d’écrire. C’est ça aussi, Cannes, un vain encyclopédisme de l’inutile.

Le présent n’existe pas

Il doit y avoir autant de blogs que de festivaliers. Chacun y va de sa version des faits. C’est un Rashomon cacophonique qui se met en ligne. Une tour de Babel virtuelle. Mais pour finir, tout le monde raconte à peu près la même chose. La salle de presse, elle, n’a rien de virtuel. Si le café y est distribué à volonté, et bientôt par intraveineuse, il reste difficile de se concentrer dans ce vacarme polyglotte. Mais il faut parler des films, et le plus souvent de ceux que l’on n’a pas vus, ou noircir des pages pour ne rien dire, dire que l’on n’a rien à dire, qu’il est difficile d’écrire, que la fatigue gagne du terrain plus tôt que prévu, que Cannes ne vaut rien mais que rien ne vaut Cannes. Oui, pour finir, tout le monde raconte à peu près la même chose.

Il y a par contre quelque chose d’assez rare à Cannes. C’est d’avouer son ignorance. Il faut savoir avouer son ignorance. L’apprentissage des choses commence là. Derrière ces aphorismes de mirliton, typiques de mes années de moraliste mal dégrossi, se cachent pourtant quelques vérités premières (on appelle ça des lieux communs, en langage moins châtié). Mais il y a cette capacité jamais démentie du cinéma à faire exister le pas grand-chose et les moins-que-rien. Hier encore, j’ignorais pas mal de choses du Chili et de son histoire récente. D’abord parce que je n’en partage pas l’héritage immédiat, ensuite par que cette histoire-là, celle de la dictature militaire de Pinochet, est largement occultée, et ses témoins mis au rebut. Patricio Guzman répare à sa manière cet oubli dans Nostalgie de la lumière, présenté en séance spéciale. Ce documentaire mise sur une narration poétique, dont les rimes peuvent d’abord paraître celles du coq-à-l’âne ou du cadavre exquis, mais qui au final décrivent avec une force assez inouïe la lourde et triste mémoire de son pays. Tandis qu’il égrène ses souvenirs d’enfance, ceux d’un pays isolé de tout, même du malheur, il déclare son amour de l’astronomie, se postant dans le désert « martien » d’Atacama, lieu idéal pour observer les étoiles. Ce lieu, par sa sécheresse, garde intacts les os humains, les corps décomposés des victimes de la dictature. Nostalgie de la lumière tient le pari téméraire de passer de l’un à l’autre, du ciel à la terre, du calcium des étoiles à celui des os humains, de l’infini du cosmos à la finitude de quelques uns. Interrogeant des femmes remuant la terre pour retrouver les leurs ou des astronomes fouillant la stratosphère pour y reconnaître l’origine de tout, Guzman livre une sublime méditation sur les blessures du Chili et, plus généralement, sur le temps qui nous traverse et que nous traversons. On y apprend de la bouche d’un astronome que le présent pur n’existe pas – puisque nous ne voyons jamais les choses que de manière différée. Tout est déjà passé et ce passé, jamais dépassé. L’existence est une pleine mémoire dont la respiration serait l’oubli. A Cannes, où le présent s’acharne à exister en maître et possesseur des jours, cette réflexion, en effet, ne laisse pas indifférent.

Ecrire sur Cannes, vous l’aurez remarqué, c’est en énumérer sans cesse les qualités. Sous la plume de vos correspondants frivoles, vous lirez souvent du « c’est ça aussi, Cannes ». Tel le ballet des quémandeurs d’invitations, pratiquant la manche du manchot, certains avec un iPad. De jolies filles, aussi nubiles qu’outrageusement grimées, affichent un glamour à la bonne franquette, formant le gibier d’infortune pour seigneurs des petits soirs. C’est ça aussi, Cannes, une poussière stellaire qui n’accroche rien.

Jospin Superstar

Dès le premier jour, on devine combien tenir un blog relève de l’idiotie béate ou de la gageure surhumaine. Il est impossible de tout ramasser dans ces phrases claudicantes. Le temps ne suffit pas. Et puis il faut pouvoir se poser dans une salle de presse bondée, parcourue par ses nuées d’accréditations arc-en-ciel. On le sait, Cannes, c’est la lutte des classes fixée à jamais par la couleur des badges. Entre les projections, les rencontres et les rares moments de sustentation naturelle, il est assez compliqué de méditer sur son propre carnet de bord.

Soirée d’ouverture de la Semaine de la Critique. Je découvre, pour ma première année au comité de sélection, les coulisses du légendaire Miramar (mais oui, les secrets derrière la porte, en bas à droite, que l’on voit s’ouvrir et se refermer régulièrement). Il faut jouer le jeu d’un photocall privé, prenant la contenance que l’on peut – c’est-à-dire celle d’un otage endimanché. Et puis il faut faire un petit tour sur scène, à l’appel de notre jovial marionnettiste, tandis que la salle pleine comme un œuf scande votre nom. C’est assez gênant. Mais on s’y fait.
Avec la projection du Nom des gens, la Semaine partait sur de bonnes bases, avec sa cerise pipolitique sur le gâteau. La surprise n’en était plus vraiment une. Éventée çà et là, de Libé à On n’est pas couché. Lionel Jospin était donc présent à l’occasion de cette comédie socialiste loufoque, dans laquelle il fait une apparition remarquée, dans son propre rôle. Il est assez drôle de constater que, malgré sa robe à damner un électeur du FN, Sara Forestier se fit voler la vedette par Casque Blanc – qui présida autrement, et sous quels auspices !, l’ouverture de cette 49e Semaine.

Après un repas italien avec le comité de sélection le plus glamour de la Croisette (selon un sondage paru dans Elle), ledit comité s’est rendu en délégation à la fête d’ouverture de la Quinzaine des réalisateurs. Nous avons bu de la bière à la cerise, des whiskys coca à gogo, croisé une autruche apolitique et une licorne un peu malade, dansé avec Frédéric Boyer sur un air africain, parlé à un journaliste de Chronic’Art. Quand le débat s’est porté sur l’anticapitalisme dans l’œuvre de Zack Snyder, je me suis dit qu’il était déjà bien tard. Il fallait rentrer. Remonter la Croisette, parmi les robes légères et les estomacs lourds.

Quatre heures plus tard, quand le réveil sonne, on maudit l’idée même d’open bar. Oliver Stone voudrait que l’argent ne dorme jamais ; j’ai dû dormir durant une bonne moitié du film. Il est heureux que je n’en fasse pas la critique en bonne et due forme. Le temps cannois n’est jamais celui de la réflexion. Ne jamais croire ce que vous lisez dans vos quotidiens. Les journalistes, d’abord frais comme des gardons, s’épuisent vite malgré leur bouteille. Ce Wall Street 2 est assez mou du genou. Quoique j’en apprécie le revival eighties jusque dans la résurrection des Talking Heads, ce que j’en vois est plutôt inoffensif. Michael Douglas passe un peu à côté d’un rôle dont il faut bien dire qu’il n’a pas la force du premier opus. Et puis, un tel salaud qui tente de se racheter en achetant l’amour des autres, ça sent le sapin.

Du coup, je n’ai pas le temps de parler des autres films vus aujourd’hui. J’essaye de rattraper ça demain. Je parlerai aussi d’une de mes « idoles » (soyons groupie), rencontrée autour d’un café. Philippe Garnier, le dernier des Mohicans.

Ceux qui m’aiment n’auraient pas pris le train

Le TGV qui me conduit vers Cannes me laisse très certainement mes derniers instants de répit. Dans le vrombissement cotonneux de la voiture 18, je somnole quelque peu, posté entre une ado avignonnaise qui se prend en photo avec son chien affreux, une mère courage qui distrait son fils bourré de bonbons et un couple de retraités britanniques qui se traduisent à voix haute les nouvelles fraîches made in France – si loin de Downing Street.

C’est qu’à l’approche de Cannes, tout devient fiction, tous les visages se lèvent comme une aube ; la vie – mais c’est au fond assez pathétique – nous crève les yeux. Je me prends même à délirer, dans mon sommeil timide, imaginant qu’un beau jour un type serait assez fou pour réaliser le plus sérieusement du monde un « slasher » avec un pneu en guise de « psycho killer ». Il ne faut pas trop rêver dans les trains. Ca donne de drôles d’idées.

Revue pressée

J’en profite pour me faire une petite revue de presse. Maintenant que je suis dans la place, comme disent les jeunes des années 80, je me rends compte à quel point la Semaine de la Critique, ô paradoxe, demeure le parent pauvre des revues, magasines ou quotidiens qui dictent le bon goût hexagonal. Suivant sa ligne germanopratine post-inrockuptiblesque, Chronic’Art, sous la plume alerte de mon ami Jérôme Momcilovic, colporte l’indécrottable cliché selon lequel la Semaine serait une section ringarde qui ne ramasserait que les miettes des autres sections. Il se trouve que cette année – pour parler en connaissance de cause – la sélection est d’assez haute tenue (j’en assume pleinement les responsabilités, dirait Jospin) et qu’en guise de « miettes », si l’on veut jouer les mauvais bougres, il s’en trouve quelques unes, tombées de notre table, dans les autre sections. Outre un snobisme de bon aloi (qui tient plus de l’exercice de style, quand on connaît les zigues), on y trouve l’expression d’un goût occidentalo-centré, qui semble tenir le « world cinéma » pour la pitance des vieux cons. Tout s’explique finalement quand on jette un œil au « Cannoscope » que nous propose Vincent Malausa. Il ne sait pas placer le Miramar (cinéma où est projetée la sélection de la Semaine) sur la carte, invoquant la vraie raison de leur désaffection : le Miramar est trop loin (il faut savoir qu’à Cannes, les critiques tournent en rond dans le Palais, guidés par leur Smartphone, nouveaux chiens d’aveugle). Tout cela est de bonne guerre, car dans la vraie vie, celle qui précède et succède au Festival, ce sont mes amis Facebook. Gageons qu’ils feront cette année un effort de vélocité, en espérant qu’ils trouveront des places pour Rubber.

De Rubber il est justement question dans les Cahiers du cinéma, qui affichent une jolie (?) couverture godardienne. C’est grâce à ce rendez-vous hype que la Semaine grignote quelques pages de leur beau numéro, aux côtés d’un entretien de Frédéric « Videosphère » Boyer, qui ouvre sa première Quinzaine en tant que délégué général (autant dire que les mains doivent lui être moites, en ce jeudi d’ouverture). Il faut rappeler que Stéphane Delorme, le nouveau et bienvenu rédacteur en chef des Cahiers (qui a su leur redonner une identité visible), est un ancien de la maison Quinzaine. Par tradition, les Cahiers (comme les Inrocks ou Libé) ont toujours soutenu, parfois par principe et sans raison, la Quinzaine. Il faudra un jour décloisonner tout ça, et qu’on se tombe dans les bras les uns des autres, sur une musique de Francky Vincent. Et si on commençait ce soir ?

Histoires de fesses

DIRTY MARTINI d'Iban Del Campo

Arriver à Cannes le premier jeudi, en fin d’après-midi, c’est déjà compter sur les doigts d’une mainles films que l’on a manqués. Je n’ai donc pas vu la Tournée de Matthieu Amalric. Ce film m’intrigue pour une raison toute simple : il prend pour cadre et, semble-t-il, pour sujet, le strip-tease burlesque dont j’avais découvert l’existence dans un court métrage documentaire basque que nous avions programmé au Festival d’Amiens en 2009, Dirty Martini (un personnage de blonde gironde que l’on retrouve apparemment dans Tournée) d’Iban Del Campo. On y décrit le « burlesque » comme le nouveau punk-rock. L’art du burlesque, dans ces cabarets off-off Broadway de New York, se situe entre la comédie trash et le strip-tease pur et dur. Entre Russ Meyer et John Waters, Dirty Martini m’avait enjoué, si j’ose dire. Cela dit, peut-être qu’Almaric lorgne plus du côté de Meurtre d’un bookmaker chinois (comme l’exercice de style méconnu d’Abel Ferrara, Go Go Tales, présenté à Cannes en 2007). Voilà donc comment parler d’un film que l’on n’a pas vu.

Sara Forestier dans LE NOM DES GENS

Cannes, c’est aussi des problèmes concrets, comme de prendre le temps, quand personne n’est disponible, de récupérer son accréditation, ses clés d’appartement et d’enfiler un costard fané (cravate or not cravate ?) pour faire bonne impression lors de l’ouverture de la Semaine de la Critique. Cela dit, ça aussi, ça m’enjoue : le film d’ouverture est une comédie (non, une comédie, à Cannes ?) française (quoi ? Camping 2 ?) bien écrite (tu m’en diras tant…), finement jouée (Jacques Gamblin et Sara Forestier, signant son grand retour dans cette scroubôle comédie socialiste), et hilarante (t’as fumé ou bien ?). Mon petit doigt me dit qu’un ancien Premier Ministre sera dans la salle. Signalons le concept assez fascinant que propose Michel Leclerc dans le Nom des gens (c’est le nom du film), celui de « pute politique », le personnage de Sarah Forestier couchant avec des gens de droite pour les rallier à ses idées et changer le monde à sa manière. Mon petit doigt, assez bavard ces temps-ci, me dit que beaucoup vont s’encarter pendant le Festival, suivant à la lettre un tel discours de la méthode.

Ce sont peut-être les dernières lignes sensées que j’écris. Mon train arrive en gare.

Loin de Cannes

Cannes est un trou noir. Un festival que l’on aime détester. La veille du départ, on se prépare comme l’athlète que l’on n’est plus, on stimule ses  derniers neurones, on expédie les affaires courantes. On a la fâcheuse impression qu’une kermesse sur la Côte d’Azur va provisoirement devenir la ligne de fuite du monde vivant. Que rien ne peut la désorbiter, ni les nuages de cendres, ni les tsunamis de poche, non plus les photographies de Gilles Jacob. Que tout tourne autour de ça : des films que l’on voit d’un œil, des fêtes où l’on n’entre pas, des baisers que l’on vole, des claques que l’on perd. Et puis il y a les autres. Ceux qui ne vont pas à Cannes. Ceux qui ne veulent pas en entendre parler ou qui n’en ont jamais entendu parler. Ceux qui vivent le festival par procuration ou ceux qui lui chient dans les bottes. Il y a les cinéphiles transis par la pauvreté de leur porte-monnaie ou ceux qui regardent Canal Plus, et son Grand Journal où le cinéma existe si peu. Cannes, c’est le monde entier réuni dans un mouchoir de poche, dans lequel fortuitement les peuples manquants se mouchent.

Avant de me jeter dans la mêlée, et de rejoindre la gueuserie des badgés, je rechigne un peu (c’est le paradoxal dandysme du provincial). Le barnum me fatigue d’avance. Je me fatigue d’avance, ivre de capiteuses complaintes. Il existe une extrême et acide solitude du festivalier, qui en arrive parfois à douter du cinéma et de la passion qui l’y attachait – passant des affres bien troussées de la fiction à la confusion bouffonne de la Croisette. C’est le cliché persistant d’un festival pluriel – qui vit sur le dos de films vus par une infime partie de gens. On connaît la chanson, qui voit Loréal emboîter le pas de Kiarostami, Frank Ribéry monter au balcon de Penélope Cruz, Carla Bruni s’entretenir de Clausewitz avec Woody Allen.

Au fond, c’est aussi pour ça que j’aime Cannes. C’est peut-être le seul endroit au monde qui me donne envie de rentrer chez moi.

Ce blog va donc passer une vitesse supérieure. J’essayerai de témoigner d’un festival intime (si seulement c’était possible !), évitant les marches crottées, les plages noires, les pince-fesses amidonnés, les nez finement repoudrés, pour offrir quelques portraits buissonniers ou récolter de corruptibles impressions. Je témoignerai aussi de mon travail à la Semaine de la Critique (la plus belle des sélections, cela va sans dire) et puis, il y aura les films passés au tamis de la mauvaise foi, les rencontres de hasard et les jugements hasardeux. Il ne faudra pas attendre d’analyses fouillées. Il est d’ailleurs possible que ce blog s’autodétruise.


Robin (Without) Hood

La cérémonie d’ouverture d’un festival semble témoigner de tout sauf du festival en question. En l’occurrence et en une petite demi-heure, l’exquise Kristin Scott Thomas, relançant la mode du chignon haut et des rides bienheureuses, sert une soupe à paillettes aux fieffés tenants de la bourse. Entre le siège vide de Jafar Panahi et le mutisme embourgeoisé de Tim Burton, c’est un condensé télé-guidé des plus grossières mises en scène de la conscience sociale ou de la posture de l’artiste engagé. Une espèce d’aumône photogénique, en somme.

Kristin Scott Thomas, mâitresse de cérémonie

Dans ce contexte, il est assez curieux de voir la figure tutélaire de Robin des Bois rendre aux riches ce qu’il prend aux pauvres – du rêve souvent bon marché. Opéré du genou, Ridley Scott (qui sait être grand et dont, au passage, il faut revoir le très réussi Mensonges d’État) laisse à ses acteurs Cate Blanchett et Russell Crowe le soin d’accompagner un Robin Hood plutôt décevant.

Cate et Russell, loin de Sherwood

Arrivé au bout d’un projet dont le scénario fut maintes fois modifié, le film n’est plus que l’ombre de lui-même, soit un amalgame économico-esthétique où l’on voit passer à l’avenant Gladiator, Martin Guerre façon Sommersby, ou le Soldat Ryan avec pour finale spectaculaire un débarquement de bad frenchies (assez cocasse sur la Croisette) où les flèches remplacent les balles. Certains moments sont assez réussis, bien que le savoir-faire de Scott tourne parfois en roue libre. L’originalité de ce Robin-là, c’est d’être une espèce de prequel à la légende, filmant le devenir-Hood de Robin. C’est aussi sa faiblesse, privant les fans du genre (et ceux de Scott) d’un « swashbuckling » stylisé. J’en attendais aussi un bon film d’action viril (suivant Manny Farber), avec un Russell « bad ass ». De ce coté-là, c’est un peu raté, et l’on est même en droit de lui préférer la version de John Irvin, avec la moustache de Patrick Bergin et son Uma « Marian » Thurman (un film éclipsé à l’époque par ce clip de Bryan Adams avec un Kevin Costner déguisé en Bon Jovi – dixit Mister Crowe).

Robin des Bois, John Irvin, 1991

En guise de Marian 2010, Cate Blanchett est sublime, relevant d’un cran le niveau parfois bas du front de l’archer. Tirant comme jamais son épingle d’un jeu plein de poils et de sueur, elle parvient à donner une dignité têtue à ce personnage de faire-valoir, faisant de son altière beauté l’une des flèches les plus acérées de la bataille (oui, c’est tout ce que j’ai trouvé). Bon, à la fin, on dirait un peu l’extatique Milla Jovovich dans Joan of Arc.

Cela dit, le festival commence demain.

L’homme qui n’aimait pas les blogs

Longtemps, je n’ai pas aimé les blogs, symptômes d’un monde dont le moindre nombril s’arroge le centre. On trouve là une manière de dire « je » sans jamais le nourrir. J’ai donc décidé d’en créer un moi-même, pour participer à la fête, brandir un porte-voix parmi les porte-voix.

Comme il se doit en la matière, tout ne sera que mascarade narcissique et spectacle égotiste – telle l’obscénité, aussi grotesque que sublime, des réseaux sociaux qui demandent une grande habileté dans la mise en scène de soi – quand il s’agit en réalité de s’effacer du monde. Mais il y a dans les blogs une vanité qui soulage des lourdeurs mondaines. Une sereine légèreté qui crève les abcès.

Je serai donc mon propre « répliquant », l’avatar libre de cet autre moi écrivant pour Positif – et le biffant progressivement.

Vous aurez compris que pareille mise en bouche, verbeuse à souhait, dissimule un rejet brutal de ce dont elle est elle-même l’excroissance satisfaite (ce lourd style pâteux en est la signature) : l’esprit de sérieux – celui des « culs plombés » dont parlait Nietzsche. J’éviterai au mieux l’autosatisfaction snobinarde, le déhanchement cultureux, l’opinionite aiguë, le catéchisme existentiel, le ricanement servile, les leçons de morale, la rhétorique onaniste, les vapeurs ébaubies, les migraineuses énumérations. Je n’ai que l’autorité de mon goût. C’est déjà ça. Et j’en serai probablement  l’unique lecteur.

Il n’y sera pas uniquement question de cinéma. Mais de tout ce qui entre, d’une manière ou d’une autre, dans la vie dite « culturelle ». De tout ce qui n’y entre pas, aussi.

Le Mouton électrique vous souhaite la bienvenue. Donnez-lui sa chance – il saura vous décevoir.

À venir : Le Festival de Cannes (vues intérieures)