Tous les soirs sans fin
Le Mouton s’est essoufflé. Cannes n’avait plus grand intérêt. Mais il fallait bien en finir.
Revenir
J’avais abandonné la lubie de l’écrire quotidiennement. Il en reste quelques miettes, comme ce paragraphe, écrit sur le chemin du retour.
Revenir de Cannes. C’est le voyage le plus étrange qui soit. Une descente de mine, un retour de bâton, une soudaine rechute dont la rudesse laisse deux ou trois griffures. On a fait là-bas des rencontres qui n’en sont pas. On s’y est épuisé dans ce que l’on n’est pas – buvant jusqu’à la lie une poignée d’identités fantasmées. Et puis le train entre en gare, on quitte la cohue et, sur les rails, Nina Simone nous rappelle à la raison. La vie n’a pas changé. Elle nous a juste fatigué un peu plus. Elle reprend ses droits.
Un peu plus tôt, le dernier mercredi je crois, je m’essayais laborieusement à une synthèse de la présence américaine à Cannes.
Rien ne va plus. Il arrive un jour, à Cannes, où Cannes devient insupportable. C’est chose faite. Il n’y a donc rien d’intéressant à en dire.
J’ai pu observer, depuis ma vigie critique, une certaine tendance du jeune cinéma américain. Responsable de la zone au sein du comité de sélection de la Semaine, j’ai constaté trois grandes lignes de force : la chronique adolescente, les affres du couple trentenaire, l’americana auteurisant. Ces trois traits sont représentés à Cannes, dans les trois sections : The Myth of the American Sleepover (Semaine de la Critique), Blue Valentine (Un Certain regard) et Two Gates of Sleep (Quinzaine des réalisateurs). Une certaine lucidité, mâtinée de mauvaise foi, me fait préférer le premier. Il faut dire que ce teen movie mélancolique, par sa modestie même, est l’un des meilleurs films vus à Cannes. Il en remontre à beaucoup par sa simplicité. The Myth…, c’est un peu American Graffiti filmé avec le cœur de John Hughes. Je sais que le film a fait mouche. Un cinéaste est né, comme on dit dans les journaux bien informés.
Blue Valentine est un peu plus foutraque et n’a aucun sens véritable de la mise en scène. Au classicisme vaporeux de The Myth…, il oppose un fourre-tout numérique, le réalisateur découvrant de toute évidence les nouvelles fonctionnalités de sa caméra. Le film est une espèce de Voyage à deux mal fagoté. On suit le déchirement d’un couple entrecoupé par les flashs back de leur rencontre. On passe ainsi du mélodrame à la Cassavetes à la comédie romantique traditionnelle. Je dois à la vérité cannoise de dire que Blue Valentine ne me dégoute pas complètement. Certaines scènes, par leur justesse de ton et le jeu de ses acteurs, fonctionnent très bien. L’épuisement déphasé me dicte ce genre de commentaires : « ça parle à un type aussi paumé que moi ».
Quant à Two Gates of Sleep, il n’a pas eu l’écho escompté, pliant sous le poids des références qu’on lui a collées (Malick & Co). J’entends certains commentaires. C’est en effet une drôle de tendance qui, finalement, détermine une certaine « européanisation » du style hollywoodien. Les nouveaux venus, héritiers anarchiques de grands testaments esthétiques, filment selon l’idée qu’ils se font du cinéma européen – patrie symbolique des « auteurs ». Ce qui leur fait parfois manquer l’essentiel – la chair, le sang, le sperme, toutes les humeurs fondamentales de l’art inspiré.
Les jours d’après
Écrire, dans le brouillard des jours d’après, est assez dérisoire. Mais l’inactualité a du bon.
Cannes et son palmarès ont fait couler l’encre habituelle. Les critiques de profession se sont publiquement écharpés, qui faisant beau marché de Figaro, qui faisant reluire son nombril apichatpontex (par ce jeu de mots ras du front, j’ajoute ma suffisante contribution aux galéjades pleines d’esprit qui partout ont fleuri). Voilà quelques gladiateurs endimanchés qui combattent sans public, avec la virilité approximative des deux écrivains se roulant dans la boue à la fin de Tamara Drewe. Qu’on lance le troupeau de vaches.
Je dois à la vérité de dire que ces cuistres potins m’indisposent. Alors je ne me mêlerais pas à ces expertises verbeuses – bien que j’eusse pas mal de choses à dire. La mémoire a ce défaut de changer ces jours usés en souvenirs étrangers, comme s’ils étaient ceux d’un autres. Il n’y a que des Réplicants, à Cannes. Il y a bien sûr des choses qui me reviennent. Mais l’envie d’en parler m’est passée. Je pourrais bien entendu, affichant un certain dandysme aviné, faire mon Pérec à la manque. Je me souviens avoir bu plusieurs verres de tequila avec une jeune actrice d’Oklahoma à la santé du « french sleepover ». Je me souviens avoir croisé l’un de mes maîtres à dépenser, Philippe Garnier, et de lui avoir parlé en deux temps trois mouvements de Pierre Chenal, de René Clair et de Malibu. Je me souviens avoir eu beaucoup de mal à traduire le « vietnamese english » de Phang Dang Di, réalisateur du formidable Bi, n’aie pas peur. Je me souviens avoir dansé un pogo avec le réalisateur de Sandcastle (ceux qui ont vu le film comprendront l’incongruité sotte de la situation). Je me souviens avoir longtemps parlé de football avec le fils d’Isabelle H, au milieu de la nuit et de la foule hirsute d’un Baron où je n’avais pas ma place. Je me souviens avoir été déçu par Kirsten Dunst. Je me souviens ne pas m’être souvenu de grand-chose le lendemain de l’« ultima noche » de la Semaine. Et puis, je me souviens de choses plus essentielles, et qui n’apparaîtront pas ici.
C’était la Dolce Vita
Tout le monde connaît l’étroite rudesse de l’insomnie. Ces moments assez revêches où l’on se retrouve seul avec soi-même – « dans le noir », comme ils disent. Le crâne s’encombre vite des choses passées que l’on regrette et des choses à venir qui nous guettent. Dans ces cas-là, ni une ni deux, je me lève et je regarde un film. Le choix s’opère dans la semi-conscience de l’insomniaque, assez proche parfois de l’intuition solennelle d’une Pythie. C’est comme si ce qui vous empêchait de dormir allait trouver son origine, sa résolution ou son approfondissement dans le film que spontanément vous allez voir. C’est au fond de ces miroirs insolites que l’on retrouve le sommeil. Je sais, ça sent le Chateaubriand. Mais la nuit prête à ce genre de réflexions romantiques.
Vous donner quelques exemples de ces rencontres nocturnes serait vous raconter ma vie (l’effet pervers du blog qui expose les journaux dits « intimes »). Mais il se trouve que j’ai revu, dans ces conditions particulières, La Dolce Vita. Je ne l’avais vu qu’une seule fois, il y a presque quinze ans, mais je me souvenais de chaque plan. Ce que je n’avais pas prévu, c’est de me reconnaître aussi bien dans Marcello. En fait, de reconnaître tous les types dans mon genre – écrivaillons de cinéma, pigistes ingénus, midinettes repenties – qui arpentent les festivals du monde entier. Il n’y avait aucune espèce de plaisir et aucune gloire à tirer de cette molle identification – pourtant claire comme de l’eau de roche. Marcello n’est pas un type très fréquentable, plutôt un raté un peu lâche, un coureur de jupons au souffle court, un homme tellement de son époque qu’il croit la survoler (il apparaît dans un hélicoptère). On a glosé à n’en plus finir sur La Dolce Vita, devenu le pré carré de quelques vétérans repus. Accueilli comme le film d’un renégat dissolu, il s’est avéré celui d’un moraliste érotomane. Fellini ne babille pas dans la fange, il dresse un tableau assez baroque de la fameuse décadence d’une faune romaine rongée par l’ennui. Et oui, ça annonce toutes les sociétés à venir : de consommation, du spectacle, du téléréalisme (mais il y a une certaine impudeur à réduire les films à des abrégés de sociologie). La comparaison avec Cannes, où le film est né, est assez facile : les « paparazzi » poursuivant la star de cinéma, les fêtes où l’on s’épuise à ne pas être soi, la Croisette version vulgaire de la Via Veneto. Et au milieu de tout ça, Marcello, ténia ordinaire des ventres mous, Thésée mélancolique d’un labyrinthe sans issue.
Marcello est un écrivain désœuvré qui gagne sa vie dans de pipoles gazettes. Il aime les femmes fuyantes et fuit celle qui l’embastille au foyer. Marcello est un irrésolu au bel esprit, une petite frappe sans épaisseur, un dépressif à retardement. Il ne faut pas le voir comme un personnage fitzgéraldien, même si quelque beauté s’élève de ces virées de Sisyphe. Cette beauté, assez convulsive, se trouve bien sûr dans la mise en scène. Elle se devine à travers ses rencontres féminines. Quatre femmes déterminent un monde qui s’effrite, mais dont elles sont, malgré tout, les quatre coins. Il y a d’abord Anita Ekberg, la star canonique. Marcello aimerait connaître la femme – selon les codes traditionnels du cinéma psychologique -, elle s’obstine à n’être qu’une image. Ses baisers sont consubstantiellement « de cinéma ». Il y a Anouk Aimée, la maman qui se rêve putain. Elle donne lieu à l’une des plus belles scènes du film, celle où elle confesse son amour, grâce à un système acoustique presque magique : elle n’est plus qu’une voix, que l’expérience du corps finit par contredire. Il y a cette jeune fille simple, rencontrée au bord de la plage, dans un restaurant où il tente de redevenir l’écrivain qu’il n’a jamais été. C’est aussi le dernier visage du film, qui énigmatiquement nous sourit. Marcello, au bout de la nuit, ne l’entend pas. Elle aussi, n’est qu’une image. Et puis il y a la femme, celle qui veut un foyer, celle qui veut l’aimer pour ce qu’il est : elle parle trop et son image n’est qu’un cliché sans avenir.
C’est donc dans cette discordance de l’image féminine que réside la beauté d’un personnage qui ne devient beau qu’en refusant cette beauté-là (ou parce que la beauté se refuse à lui). Anita est une chair qui se résorbe dans sa propre image ; Anouk sépare la vérité de sa voix des actes de son corps, elle « démonte » le son et l’image ; l’ « épouse » souffre de n’aspirer qu’aux clichés matrimoniaux qui hérissent le poil du noceur ; la jeune fille, la seule qui sache habiter l’image, ne peut s’exprimer dans le vacarme narcissique où croupit Marcello. A quoi se résume l’amour, pour lui, sinon à écouter sans voir et à voir sans écouter. La douceur de vivre n’est qu’un faux miracle.
Je me retrouve maintenant sur la plage. D’autres appellent ça la vraie vie. D’autres encore le « principe de réalité ». Tous les films se terminent sur la plage, ceux de Fellini, de Ferreri ou de Kitano. La vie, c’est du ressac, rien de plus. De jeunes filles ont beau vous faire signe, au loin, vous n’entendez rien. Le bruit de la mer couvre tout. C’est le petit matin. La nuit fut longue. Mais vous tournez les talons devant l’avenir qui, paraît-il, vous sourit. Après Cannes, une fois l’euphorie retombée et les journaux imprimés, il ne reste plus que ça : votre fatigue et un gros poisson échoué sur la plage.
Depuis, tous les soirs sur ma Vespa, je suis Marcello. Un homme entre deux eaux.